VOIX DU MONDE / DÉLOCALISATION

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LA FRONTIÈRE VIBRE DE TOUTES LES VOIX DU MONDE

Entretien Anabell Guerrero avec Christian Salmon
Christian Salmon : L’installation Voix du Monde est le fruit d’une résidence d’artiste d’un an et demi a Evry, pendant laquelle vous vous êtes intéressée au caractère multiculturel de cette ville, de ces « étrangers » dont on ne parle que dans les débats sur la sécurité, l’immigration, etc. ; et qui sont un peu les invisibles, les intouchables de notre société.Est ce une constance de votre travail que de vous confronter aux immigrés ?
AG: J’ai passé un an et demi à Evry. Cela a été une expérience très intéressante, mon travail de dix dernières années plus qu’une confrontation avec les immigrants comme vous dites est plutôt le résultat d’une approche a ce milieu.
J’essaie de faire une autre forme de témoignage en m’approchant, en m’attachant a des détails, en fragmentant objets et portraits, en jouant sur les plans, la netteté et le flou….
Avec cette installation sur la place des Droits de l’homme, j’ai voulu rendre compte de cette réalité, donner une présence à ces cinquante-quatre nationalités. L’installation s’appelle « Voix du Monde » ; elle est constituée de 54 photographies de détails. Des fragments de visages, de corps, de mains, de pieds… Des photos que j’ai faites à Evry avec ses habitants.
CS: Pourquoi as tu choisi de fragmenter les visages, les corps? L’exil serait-il une expérience du morcellement, de l’amputation. Y - a t-il une déconstruction de l’identitaire dans l’exil ? Ou bien veux-tu signifier au contraire qu’un immigré a une identité recomposée faites d’apports, de rajouts, une identité patchwork.
AG. J’essaye de travailler de manière très concrète. L’exil, le déracinement ne sont pas pour moi des objets froids que je pourrais étudier de l’extérieur. Ils sont extraits de ma
propre expérience. Je fais partie de ces immigrés. J’en suis une. Je vis en France depuis les années quatre vingt. Je m'efforce d'interroger cette expérience de l’exil, non pas avec
des idées que j’aurais déjà, mais comme quelque chose d'énigmatique. Je pars du principe que je ne sais pas ou que j’ai oublié ce que je savais et je me demande: mais pourquoi je le fais comme ça. Pourquoi les fragments. Pourquoi le granit, les fleuves? Dans un travail précédent avec des sans papiers, je m’étais retrouvée devant une difficulté de principe: Comment faire le portrait d’un réfugié quand on sait qu’un appareil photo pour un sans papier cela signifie une “identification” policière avec le risque d’une reconduite à la frontière? Je sentais une très grande réticence. Et je me suis mise spontanément à “défaire le visage” comme le dit Deleuze, photographier des fragments qui ne permettent pas d’identifier les personnes. Puis je me suis penché sur les mains qui sont aussi des éléments d’identification policière (les empreintes digitales) et j’ai vu les lignes de la main qui dessinent des chemins, des routes, des lignes de devenir. Peu à peu l’idée de la série « Les Réfugiés » est apparue sous la forme de sortes de panoptiques fragmentés constitués de détails des mains, révélant une identité sans identification, une présence absence; on en est tous là. On est là et on n’est pas là. Qu’est ce qu’un visage. Pourquoi tend de gens éprouvent le besoin, de se refaire le visage? C’est bien parce qu’il se défait. On ne se reconnaît pas sur les photomatons de passeports. La présence est pleine de trous, d’absences, d’oublis. La mémoire aussi est pleine de trous de mémoire. Dans la série « Les réfugiés » , les visages sont déconstruits, ils ne sont pas identifiables; il ne répondent pas à un interrogatoire d’identité. J’ai l’impression qu’ils me posent des questions à moi: Qu’est-ce qu’un regard? Qu’est-ce que c’est la peau? Si on s’approche de très près la peau se transforme en paysage, en réseaux, il y a des kilomètres enfermés dans une main. Des rides ont demandés des années avant de se former. On n’est plus dans l’identité, on est dans la dérive des temps et des continents. C’est cela la dérive des continents comme le dit Russel Banks.
CS. On a l’impression que tu poursuis à Evry cette interrogation. En la déplaçant. Ici, ce n’est pas l’identité qui est déconstruite, c’est le lieu. La banlieue ou le non lieu qui est convoqué, confronté à la ville, qui interroge la ville.
AG. Il y a une phrase de Giorgio Agamben que j’aime beaucoup : « La survivance politique des hommes n’est pensable que sur une terre où les espaces auront été troués et topologiquement déformés, et ou le citoyen aura su reconnaître le réfugié qu’il est lui-même » Cette phrase me fait penser au lieu. C’est quoi le lieu. Qu’est-ce qui nous lie à un lieu. A partir de quand on peut considérer qu’on fait partie de ce lieu. Qu’on en a le droit. Droit de cité. Et c’est tout naturellement que j’en suis venu à me poser ces questions à Evry. Comment faire une ville, une cité, avec 54 nationalités. Comment l’étranger habite la ville et s’inscrit dans la ville? Comment une ville devient monde.
CS: D’où ton insistance à vouloir réaliser une "installation". Voix du Monde se présente sous la forme d’une structure qui a la forme d’un drapeau ou d’une bannière. Tu parles toi même de drapeau de la ville-monde. Pourtant un drapeau, c’est un symbole identitaire. On voit des drapeaux sur les champs de bataille, au fronton des bâtiments publics. On sort les drapeaux pour les anniversaires des victoires, les commémorations. Le drapeau est un symbole fortement identitaire. A l’idée de drapeau est associé l’idée de nation, d’Etat; c’est un symbole forcément exclusif? Dans ton installation; on voit des fragments, une identité qui s’affirme à partir de fragments, corporels ou culturels. Est-ce que cela a un sens un drapeau de l'Autre, un drapeau de l'Etranger. Un drapeau c'est ce qui distingue ma patrie de celle de l'autre. Ou alors ne faut-il pas dire une bannière: dans bannière il y a ban de banni; ce qui est banni dans le lieu, la banlieue.
AG: Dans cette installation, il ne s’agit pas de présenter une identité figée qui fait référence à un seul pays ; une seule nation, un seul état. Mais d’une identité plurielle, une identité de frontières. Une culture en morceaux. Patrice Meyer-Bisch écrit « La peau n’est pas une métaphore de la culture, elle en est le lieu privilégié, le lieu d’expérience. Là se joue notre rapport à l’autre, le risque de notre identité. Elle est ouverture et clôture… Notre peau, comme notre culture, est notre mémoire Elle est superficielle et profonde ; fragile est forte modelée et dessinée sur le visage ou la main »
Cette installation est une inscription au cœur de la ville de cette culture recomposée. Comment ces réalités contradictoires constituent une identité en devenir. Citoyenneté et exil. Le lieu et le monde. En liaison avec la fontaine de GUSTAFSON sur la place de droits de l’homme qui illustre le paradoxe permanence/flux, je propose « Voix du Monde » mémoire/déplacement. Je voulais surtout que l’installation ne se fixe pas d’un côté ou de l’autre de cette contradiction. Une bannière flotte au vent. La structure décrit un mouvement d’ondulation, un arc de cercle constitué de trois segments séparés. Cette séparation est importante ; le spectateur de l’œuvre peut traverser l’œuvre qui reste ouverte et accueillante.
CS. Autre paradoxe: vous avez choisi des matériaux comme le granit, le cuivre comme support d’une présence mouvante, en devenir comme si vous voulez inscrire dans la pierre ce qui est est justement une présence fantomale, spectrale.
AG: J’ai choisi le granit parce que c’est une matière qui perdurera dans le temps et qui peut s’inscrire dans la mémoire. Le granit est une matière solide qui a une grande résistance aux intempéries et qui peut donner à l‘oeuvre une certaine permanence et inscrire dans le temps; la présence-absence de l’étranger dans la ville; installer dans la durée ce qui est de l’ordre du passage, du flux… d’où la présence dans cette installation d’éléments de cartographie gravées dans le cuivre; des fleuves, qui sont comme les lignes de la main ou les veines qui sillonnent la peau, des éléments d’une identité fluide, énigmatiques des signes de l’exil et du déplacement. J’ai choisi d’introduire cette cartographie des fleuves plutôt que les pays d’origine pour ne pas enfermer l’exil dans une représentation ethnographique de l’origine et évoquer le caractère fluant de ces identités plurielles, en mouvement.
La partie centrale de l’installation est un grand panneau formé de lignes de la main photographiées sur des habitants d’Evry qui dessinent comme une cartographie intime de l’exil. Le cuivre est une matière qui a une grande malléabilité et qui se modifie avec le temps. Je l’ai choisi pour accueillir les cartes des fleuves. Le granit noir, mais aussi le noir et blanc des photographie soulignent les détails de la peau. L’échelle de l’installation qui agrandit démesurément les détails leur donnent une certaine noblesse et grandeur humaine, malgré l’expérience et la figure persistante de l’exil et de l’oubli. Le granit offre une surface réfléchissante; des éléments urbains, des fragments de la ville vont ainsi se superposer aux éléments de la photographie constituants des sortes de palimpseste en mouvement. La pierre accueille les images des hommes et des femmes d’Evry et en même temps reflète la ville-monde qui les accueille.
CS. L’installation « Voix du Monde » devrait être exposée sur la place des droits de l’homme qui est au coeur de la ville nouvelle et qui a été conçue pour être un lieu d'expression libre. Comment s’inscrit-elle dans l’architecture de la place?
AG. Il fallait s’inscrire dans le projet global, trouver sinon une cohérence, des correspondances, des résonances entre les différents éléments architecturaux, entre les matériaux.
On ne pouvait pas installer sur cette place une simple exposition de photos. C’est une place avec un sol clair entouré de bâtiments de briques et surmontée par la cathédrale de Mario BOTTA en « brique rouge ». Il y a aussi le « Bassin du Dragon » de la paysagiste Kathryn GUSTAFSON-MELKA. C’est pourquoi j’ai choisis comme matériaux le granit et le cuivre. Les tracés des rivières gravés dans le cuivre de mon installation dialoguent avec la fontaine de GUSTAFSON-MELKA. Le cuivre rappelle le brique de la cathédrale.
La structure constituée de trois segments en arc répond à la forme découpée des bassins de GUSTAFSON. J’ai voulu que le spectateur puisse passer entre chaque segment de l’oeuvre qu’elle ne soit pas obstacle à la circulation, mais une oeuvre qui peut être traversé, une oeuvre ouverte en mouvement. Cette installation a été réalisée en collaboration avec l’architecte Juan Luis Briceño.
CS : Avec cette œuvre consacrée à l’exil et aux immigrés, tu t’inscris dans un débat qui traverse en ce moment la société française et qui s’est manifesté avec beaucoup d’acuité au moment de la crise des banlieux.
AG : Les migrations constituent l’un des phénomènes les plus importants de ce siècle qui créent un grand nombre de problèmes et de tensions résultant de la rencontre de toutes ces cultures et nationalités dans l’espace urbain.
Cela crée des situations de crise et de violence qui provoquent en retour des réflexes d’exclusion. Paul Virilio dit que les frontières aujourd’hui ne sont plus à la périphérie du terrritoire, mais qu’elles traversent les villes.
Le rôle d’un artiste dans la cité c’est peut-être de contribuer à dépasser ces frontières invisibles en les rendant visibles, sensibles. Pas de citoyenneté aujourd’hui sans une ouverture aux autres sensibilités, aux autres cultures. Cette installation en arc, en pointillé c’est un bout de frontières au cœur de la ville ; sur les cartes de géographie la frontière est toujours dessinée en pointillés.À la frontière s’animent des formes, des visages. Les villes sont peuplées de corps pluriels, d’expressions multiples. Cette diversité est une chance à l’ère de la standardisation et de l’uniformité. L’art doit s’en faire l’écho.
CS. Dans un texte consacré à ton travail, John Berger écrit « A lui tout seul un être humain et ses vêtements peuvent passer pour un continent. Ce que contient, pour ses intimes, la présence physique d’un être, peut avoir l’ampleur, la grandeur d’un continent »
AG. C’est ce que j’ai voulu exprimer dans ce travail. En fragmentant le corps, l’identité, on découvre un monde, des paysages, des continents. En explorant les détails du visage, des mains, on touche au granit de l’identité, on explore une nouvelle géographie ; une carte intime du monde. Sensible et sonore. Si les frontières traversent nos villes, à nous de les habiter. La frontière est un lieu d’affrontement ou de passage, de conflit ou de
« résolution », dans tous les sens y du mot y compris dans un sens photographique : « à la frontière, figures et couleurs ! », s’écrie Jean Luc Nancy. L’art habite à la frontière. Il la peuple de souvenirs, de fragments, de signes. Il la rend perceptible, sensible comme une peau ou un nerf, ou une corde qu’il fait vibrer. La frontière vibre de toutes les voix du monde.
Christian Salmon est notamment l'auteur de Tombeau de la fiction (Denoël, 1999), Censure! Censure! (Stock, 2000), Devenir minoritaire (Denoël; 2003) Verbicide (2005). Il a crée le Parlement International des Ecrivain et la revue Autodafé