OEIL MIROIR

Photos
Mémoires Caraïbes
Véronique Donnat
Quant au
Soleil, un
Soleil de frontière
il cherche le poteau-mitan autour duquel faire tourner
pour qu’enfin l’avenir commence...
Aimé Césaire
Sans instance ce sang, in Moi, laminaire (1982)
Ils sont neuf et forment une tribu.
Une tribu-forêt, assemblée face à l’océan, face au volcan. Face.
On dirait qu’ils marchent et qu’ils parlent.
Le pas n’est pas assuré, la parole est émiettée, au vent. Mais à 9, ils sont déjà multitude.
3 fois 3.
Chacun diffère.
Et de l’un à l’autre, courent des bruissements, des chuchotements, bris de mots, particules, embruns, poussières de poèmes.
Sont-ce des oiseaux au bec ouvert, à tête de lune, huppe solaire ?
Ou des suppliciés sans bras, entravés, implorant le ciel.
Ou encore de simples fûts, surgissant d’un sol de cendre.
Curieusement coiffés.
D’où vient ce sentiment que ces totems en bois d’acajou à la peau nue, tannée, sont des êtres vivants ?
On s’attend à ce que certains se courbent ou se redressent, fassent un signe de tête. Assurément ils ont un récit à partager. Mais on ignore lequel.
Ils empruntent à Calder, Miro, Brancusi et l’art amérindien. Du moins ce que l’on en imagine, sur l’instant.
Ce ne sont pas des fantômes, ils sont incarnés, corpulents malgré tout. Hommes et femmes.
Mais il y a ces hublots dans le bois de mahogany, ouvrant une paupière inquiète sur un paysage insondable. Et magnifique.
Il y a ces yeux de géants peléens, de cyclopes qui forcent le regard. Qui nous regardent.
Des yeux de rescapés.
De veilleurs au pied de la montagne.
Il y a ce sable noir, sous lequel trouver sans doute encore les traces des premiers Arawaks, avant les Caraïbes, avant Colomb, la traite, le marronnage, et l’abolition…
Œil-miroir.
Œil-mémoire, oeil-monde.
Œil-miroir, l’installation de l’artiste photographe et plasticienne Anabell Guerrero pour le Grand Saint-Pierre de Martinique, convoque la mémoire collective des Antilles et celle des Pierrotins, au Carbet, entre la route nationale et la mer, à quelques mètres et quasiment dans l’axe du « trou caraïbe » qui perce la falaise, et par lequel accéder à la ville de Saint-Pierre. Ces bouts de bois, ces pilastres dressés sur le littoral antillais, composent ainsi une installation dans l’espace public, une œuvre de forme totémique, ascensionnelle.
Force du totem, communauté de résistances, verticalité, nécessité de l’arbre.
L’enjeu photographique s’est partiellement éclipsé, au profit du geste artistique et mémoriel. Le site est structuré, argumenté, et vivant.
Composée de trois triptyques, l’installation s’articule au premier chef autour de deux dates incontournables, fondatrices : 1848, abolition de l’esclavage. 1902, éruption volcanique, destruction de Saint-Pierre.
Marques de délivrance dans la forêt de mahoganys, l’artiste affuble certains des fûts de hublots où sont serties des images d’archives soigneusement choisies par l’artiste : le mouillage des goélettes dans la baie ; un timbre poste à l’effigie de la Liberté ; une page du registre d’état civil de 1848, faisant adjonction de nom à la citoyenne Sophie et ses enfants ; un cliché des ruines encore fumantes de Saint-Pierre.
Anabell Guerrero y ajoute 2013 : le Présent, le Nous, reflet dans le miroir.
Un ciel, des nuages, la montagne Pelée. Il est alors question du paysage : sa fragilité sous la menace de la nuée ardente, sa permanence, son identité.
La seconde articulation de l’œuvre tient à son emprunt de la poésie caraïbe. Et à la présence des deux géants du monde des lettres antillaises que sont Aimé Césaire et Edouard Glissant. La structure centrale est ainsi gravée à même l’écorce d’une citation du roman Mahagony d’Edouard Glissant, et le totem central, d’un vers d’Aimé Césaire, extrait du recueil Moi, laminaire.
Ainsi, face au paysage insulaire d’une beauté à couper le souffle, Anabell Guerrero affirme le compagnonnage de son œuvre avec la littérature.
Etrangement, il manque encore quelque chose d’impalpable, et d’irrationnel, pour appréhender l’installation. Quelque chose entre l’air et le sol. Dans le vent-spirale, tournant, caressant le site d’un pilastre à l’autre. Une sorte d’énergie inouïe, une sorte d’épaisseur montant de la terre et portée par le vent. Ancestrale. Comme si tous les ancêtres étaient ici conviés. Une puissance quasiment chamanique venue de l’autre côté de l’Océan.
Suivons la femme qui dort…
A l’évidence c’est une wayuu. Une Indienne de la Guajira.
Et voilà qu’Anabell Guerrero établit et rétablit au Carbet, mieux qu’un lien lointain, une filiation singulière avec les Indiennes nomades de la Guajira, zone-frontière entre le Venezuela et la Colombie, que l’artiste exposait en 2002 sous le libelle Totems à la frontière.
Avec ces AmérIndiennes de la Guajira, Anabell Guerrero prenait le parti du très grand format, et du fractionnement des images. Il s’agissait d’allonger la silhouette, d’augmenter la sensation de noblesse, et d’autorité naturelle, l’anamorphose du montage permettant à l’artiste de rendre hommage aux mères-courage de sociétés matrifocales.
De cette première forme totémique et féconde, Anabell Guerrero s’est constituée toute une géométrie variable, de série en série photographique, composant et recomposant à l’envi des polyptyques complexes. Jusqu’à cet Œil-miroir pierrotin, qui en appelle clairement au totem précolombien.
Totem. Et poteau mitan.
La femme qui dort, visage serein, est ainsi et sûrement le « poteau mitan » de l’Oeil-miroir. Son pivot, sa radicalité. Ce qui n’est pas dit. Ni montré.
Elle est archaïque et archéologique.
Elle est dessous. Dedans. Matrice.
Elle est ce qui est enfoui sous le sable de la mémoire, et devenu impossible à mettre au jour.
Elle est la force syncrétique des Caraïbes, métissant les Arawaks, ces premiers migrants venus de Saladero sur les rives du bassin du fleuve Orénoque, au Venezuela, aux derniers descendants des esclaves venus d’Afrique.
Elle est le nuage sur le volcan et son explosion/imploration.
Elle est rempart et résistance. Avant et après.
L’humanité réfléchie dans un miroir.
Pour qu’enfin l’avenir commence…
Véronique DONNAT, 2013.