LA VILLE DES COLONNES

Photos
TRACES, SIGNES, ÉCRITURES
Alexandre Alaric
Mais alors, pourquoi la ville ?
Quelle ligne sépare le dedans du dehors,
le grondement des roues du hurlement des loups ?
Italo Calvino in Les Villes invisibles
Ce qui fait la singularité de l’œuvre d’Anabell Guerrero provient de sa dimension poétique, et comme toute poétique des Amériques et des Caraïbes elle s’impose comme une poétique des traces et des fragments. On pourrait la comprendre à partir de cette définition de l’art antillais que Derek Walcott propose, dans son discours de Stockholm, en décembre 1992, lors de sa réception du prix Nobel de littérature :
L’art antillais est cette restauration de nos histoires en miettes, de nos fragments de vocabulaire, notre archipel devenant synonyme des fragments détachés du continent originel.
Et c’est exactement en cela que consiste la création poétique, ou ce que l’on devrait appeler non pas création mais recréation, la mémoire fragmentée.
Anabell Guerrero étend cette définition aux arts visuels et en vient patiemment à construire une poétique visuelle, une poétique du Visible. Mais si cette définition a trouvé un très large consensus du point de vue littéraire, en ce qui concerne les arts visuels les démarches ce sont mieux orientées vers la construction de l’hybridité et du trouble que vers celle plus complexe de la visibilité comme telle. Que peuvent être des fragments visuels ? Que peuvent être des traces visuelles ? Des empreintes ? Et comment à partir d’eux construire du visible ?
Car si en pratique d’écriture la difficulté est immense, que pourrait être la pratique de la reconstruction d’une mémoire du visible ? Anabell Guerrero répond à cette difficulté en considérant le Rapport du fragment visuel à la totalité lumineuse qui la rend possible, rien de moins que la lumière. Derek Walcott, lui-même aquarelliste, dans le chien de Tiepolo apporte la même éblouissante réponse : la lumière. C’est elle qui nous fait passer d’un peintre à un autre d’un monde à un autre, elle est l’ultime lien de la traversée des mondes.
Si Anabell Guerrero accepterait, sans doute, cette version de la lumière elle ne se contente pas de sa certitude, elle la pratique autrement en réinterrogeant l’usage des fragments et des traces.
Elle envisage alors la transformation visuelle issue de la résistance des peuples en incluant dans les fragments l’efficace, le souvenir de la trace. Ce qui entraine cette modification de la posture visuelle et par conséquent des effets visuels. L’exposition Totems constitue notre regard dans la production de la verticalité de la présence visuelle des indiennes. Ce qui agrandit démesurément ces fragments par l’intériorisation des mémoires, constituant du même mouvement une monumentalité mémorielle. Il ne s’agit pas simplement d’effets optiques de correction, à quoi serviraient-ils ? Mais bien d’un travail du visible, d’où s’occulte dirait Jacques Derrida la trace.
Mais elle souhaite nous faire comprendre que ce qui se joue dans son œuvre c’est bien le statut de la vision, laquelle ne se contente pas d’être vue, mais bien étrangement, voyante – visible ouvre pour nous l’invisible qui l’habite. L’entre-deux des continents, comme l’obscure présence imaginaire de portulans initiés par de secrets almagestes. Elle scrute l’envers imaginaire, l’ourlet spatiotemporel, de la vision, les lieux de cette vision postcoloniale. Elle nous demande de comprendre comment la vision elle-même est inséparable d’un mouvement de localisation – délocalisation. Elle nous initie à la perception visuelle de la voix. Parce qu’elle interroge l’inscription du monde dans le visible. L’exposition Voix du monde / Délocalisation invite ressentir autant qu’à voir les frontières du visible, à ressentir plus précisément les frontières visuelles de l’exposition, on devrait dire, de l’expression visuelle. Ce visage qu’on devine et cet œil rêveur sur lesquels s’inscrivent, sur le grain de la peau, en filigrane ces tracés – portulans de la Conquête et de la Traite négrière.
Dire expression visuelle c’est indiquer que dans cette œuvre la vision n’est absolument pas passive, qu’elle (cette œuvre) assume cette distinction du voir – être vu, regarder - être regardé, qu’elle se présente à l’instar de l’énonciation orale et écrite comme une écriture, une modalité du discours. Comment demandera-t-on ?
Si Anabell Guerrero se demande ce qu’il en advient de la vision et du visible avec la découverte du Nouveau – Monde, elle recherche aussi les protocoles de la Nouvelle économie de la vision, de la nouvelle économie de la représentation. Et l’on peut considérer, je crois, que cette ambition porte, jusque là, l’ensemble de l’œuvre. Dans laquelle elle poursuit la découverte de la modification de la relation que le regard entretient avec ce qui lui est visible. Elle s’installe dans le lieu de la représentation afin de nous rendre perceptible ce qui est advenu au Regard.
Pour bien en mesurer la portée on gagnerait à comparer Le miroir au tableau de Velasquez Les suivantes, et à la célèbre analyse qu’en fait Michel Foucault dans Les mots et les choses. Une comparaison simplement indicative afin de rendre sensible sa démarche. On se souvient de la suggestion de M. Foucault :
Peut-être y a-t-il dans ce tableau de Velasquez, comme la représentation de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle ouvre. Elle entreprend en effet de s’y représenter en tous ses éléments, avec ses images, les regards auxquels elle s’offre (…) Mais là, dans cette dispersion qu’elle recueille une vide essentiel est impérieusement indiqué de toutes parts : la disparition nécessaire de ce qui la fonde… et libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation. ( p.31)
Or le miroir que présente Guerrero au centre de son montage de fragments visuels, de l’obscurité des colonnes de la partie gauche vers la luminosité de celles de la partie droite, ce miroir donc ne clôture pas l’espace de la lumière. Il la libère en revanche en lui restituant une continuité avec ce qui se passe à l’extérieur de lui comme dans son dos. Le miroir est au premier plan et au lieu de redoubler le visible et le tenir clos en notre regard, il pratique une trouée de soleil dans la colonne devenant ainsi sous notre regard beaucoup plus une vitre transparente. Non seulement notre regard est omniprésent dans ce montage mais il est en quelque sorte capturé par une mouvance entre l’imaginaire, le spéculaire et le réel. Tantôt notre regard est mis en posture de se voir ou de voir quelque chose derrière lui, tantôt il est contraint à l’aventure d’une traversée du miroir pour assister à la continuité de la lumière dans ce lieu clair-obscur. S’il y a élision du sujet, élision de notre visage et de notre regard dans le miroir, par un habile montage photographique, le montage représentationnel est fait pour nous introduire à une dialectique du visible et de l’invisible et à nous introduire dans ces fragments une tension visuelle, une mouvance du regard.
Ces montages photographiques qui apparaissent comme des dispositifs topologiques permettent à Guerrero de restituer, à partir des traces et des fragments, l’espace du regard. Ils l’autorisent à mieux décrire la constitution de lieu de vie, de nous « faire voir » l’invisible du lieu se faisant. L’exposition sur le discours de La Havane restitue la ville pour nous par la pratique visuelle
Reprenant le conseil de Marco Polo  «  Et pourtant entre la ville et le discours il y a un rapport » Italo Calvino et c’est ce rapport que décrit Anabell Guerrero.
Alexandre Alaric
Bel Event 2012